TRUMP WALL


Le stade est là, immense, moderne, immaculé, planté sur les rives du fleuve Sabarmati. La ville s'étend à perte de vue. Ahmedabad est la principale ville de l'état du Gujarat, au Nord-Ouest de l'Inde, et compte aujourd'hui près 6 millions d'habitants. Son économie florissante la place en tête des villes les plus dynamiques du pays. Elle est le résultat de 10 siècles d'histoire, successivement sous domination du Sultanat de Delhi, puis moghole et britannique, avant de devenir une place forte du mouvement indépendantiste jusqu’en 1947. Cette histoire riche a marqué la ville et en a fait une cité tout à fait singulière, aujourd'hui le plus grand centre industriel d'Inde Occidentale. La ville a par ailleurs été un tremplin national pour l'actuel premier ministre Narendra Modi, ministre en chef du Gujarat de 2001 à 2014.

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Sadar patel stadium

le plus grand stade de cricket au monde

Le stade est là, défiant l'horizon, et semblant écraser de toute sa grandeur le quartier populaire qui l'a vu naitre. Une architecture symbole de puissance, de démesure, de maitrise technique et de prospérité, mais aussi symbole des contrastes omniprésents en Inde : les voitures rutilantes se fraient un chemin entre les vaches sacrées, les chiens errants et les Tata* fumantes, la richesse côtoie le dénuement total en plein centre-ville, les parfums d'épices et de fleurs se mélangent parfois avec les odeurs déplaisantes des rues poussiéreuses et mal entretenues. Le raffinement et le délabrement en constante opposition. En ce sens, la proximité du stade avec les bidonvilles passerait presque pour normale.

*Tata: Tata Motors est la plus gande marque indienne de voitures

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Contrastes.

Le mot qui définit certainement le mieux l’Inde, et l’implantation du stade en est une bonne illustration.

Le stade Sardar Patel accueillera des matchs de cricket. Le cricket est le sport n°1 en Inde, déchaine les passions et rythme la vie professionnelle et personnelle de bon nombre d'Indiens.  110 000 places, il s'agit là du plus grand stade de cricket au monde, et même de la deuxième enceinte sportive fermée au monde. Un chantier de 3 ans, un investissement de plus de 110M$, une ligne de métro en prévision… Une débauche de moyens inspirée par Narendra Modi avant son départ pour Delhi et ses fonctions nationales. Une architecture imposante posée là, à quelques rues de la modeste ashram* de Sabarmati, ermitage du non-moins modeste Ghandi. Contraste symbolique supplémentaire, ce dernier ayant passé sa vie à vanter les vertus d'une vie simple "pour que tous puissent simplement vivre".

*Ashram : lieu isolé où, dans une grande austérité de vie, un sage vivait et cherchait l'union à Dieu dans la solitude et la paix intérieure, loin des distractions et agitations du monde (source : wikipedia)


L'inauguration du stade a lieu le 24 février 2020. Il est évidemment hors de question de passer cette inauguration sous silence, et elle se déroulera en présence du premier ministre. Modi comptera parmi ses hôtes un invité prestigieux en la personne de Donald Trump.

Tout est prévu pour offrir une visite mémorable au président américain et à la première dame : un road-show s'étalant sur près de 20km, avec une halte à l'ashram de Sabarmati pour honorer la mémoire de Ghandi, et finalement le stade, où les 2 dirigeants participeront à son inauguration. Des dizaines de milliers d'habitants d'Ahmedabad seront massés sur le parcours, animé par des artistes et figurants (dont 6000 figurants réquisitionnés par l'éducation nationale), avec le folklore et la culture indienne comme thème principal de 28 tableaux successifs. 

L'état et la ville ont vu grand pour accueillir cet invité de prestige dans les meilleurs conditions. 10 000 policiers présents, ainsi que tous les services de sécurité d'élite. Des équipes de démineurs inspectent les environs, des drones survolent la ville, les appartements vides jouxtant le stade sont mis sous scellé, les boutiques fermées, les listes de clients des hôtels de toute la ville vérifiées… Les chiens errants ont été capturés, le quartier aspergé de produit anti-moustique, la qualité de l'eau exceptionnellement surveillée… Et il a été demandé aux vaches de ne plus circuler sur la voie publique ! Autour du stade vivent les communautés pastorales Rabari et Bharwad. 3 membres de ces communautés ont été placés en garde à vue pour avoir laissé paitre leurs vaches dans les environs. 

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Wanted

Les chiens errants sont capturés quelques jours avant le passage du convoi présidentiel. Les autorités de la ville se sont engagées à relâcher les chiens à l’endroit où ils auront été pris, ceci afin de leur éviter un stress qui les rendrait agressifs.

De lourds travaux de rénovation ont été entrepris le long du parcours : routes refaites, trottoirs pavés, peintures rafraichies, parfois à mains nues (littéralement, les ouvriers trempent leurs mains dans la peinture pour repeindre les barrières), décorations installées… A titre d’exemple, un budget de 37M de roupies (500 000€) a été alloué à la décoration florale.


Sur le parcours du convoi présidentiel figure un point considéré comme sensible, à quelques centaines de mètres de l'aéroport. Il s'agit du bidonville de Saraniya Vaas, habité par quelques 1500 âmes, dont la communauté, appartenant à une caste d'Intouchables, est spécialisée dans la fabrication et l'affutage de couteaux.

A la demande de l'AMC (Amdavad Municipal Corporation, services de la ville d'Ahmedabad), le 8 février 2020 a débuté la construction d'un mur de près de 400m de long et de 2m de haut, séparant ce bidonville de la voie publique. Vijay Nehra, un employé de la ville, relaie le discours officiel et affirme que le mur n'est pas là pour cacher le bidonville, mais qu'il s'agit de travaux de réparations prévus de longue date. Cela dit, les travaux devront absolument être terminés avant le road-show en l'honneur de Trump. Et il a été demandé aux habitants du bidonville de rester silencieux derrière le  mur pendant son passage. 

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Invisibles.

Le bidonville disparait derrière les briques. Une rangée de buissons et d’arbres est prévue devant le mur, écran supplémentaire destiné à faire totalement disparaitre les baraques de bois et de taules.

Les habitants témoignent à demi-mot d'un sentiment de honte mêlée à une certaine résignation. Ils n'ont évidemment aucun droit à la parole, et le fait qu'ils participent eux-mêmes à la construction de l'écran qui les isolera un peu plus de la ville renforce cette humiliation. Mais la révolte ne semble pas gronder pour autant. Ils sont relégués à une situation de citoyen de seconde zone depuis des siècles, sans vraiment espoir d'en sortir.

A la sortie du bidonville, une pancarte est affichée. Elle a été accrochée quelques minutes auparavant par Aswathy Jwala, et sera détruite moins d'une heure plus tard par la police. Aswathy est une activiste connue à travers le pays, et elle se fait porte-parole des injustices à l'encontre de ces communautés invisibles et inaudibles. Elle a fait le trajet de Thiruvananthapuram, à quelques 2000km d'Ahmedabad, pour dénoncer la construction du mur. Seule personne à manifester ouvertement son désaccord, elle sera renvoyée par la police après 2h de siting.

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Aswathy Jwala

“Voici notre Inde, notre vraie Inde. Ne la cachez pas, exposez-la et travaillez à la rendre meilleure.

Cacher le peuple indien derrière des murs est anti-constitutionnel.

Levez-vous et travaillez ensemble”


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