INDISPENSABLES INTOUCHABLES


Dom Raja, roi des Doms et gardien de la flamme sacrée.

Dom Raja, roi des Doms et gardien de la flamme sacrée.

Reportage réalisé à Varanasi en janvier 2019.

Avec quelques mois de recul sur cette trop courte expérience, quitter l’aéroport international de Varanasi aura été une incroyable immersion dans un autre univers. L’aéroport offre les derniers repères standardisés, globalisés, un dernier point de contact avec une modernité froide, habituelle, réconfortante. Le cours trajet en taxi nous fait littéralement sauter d’un monde à l’autre. La porte s’ouvre en plein milieu d’un carrefour, et la ville nous happe immédiatement, corps et âme. Une marée humaine permanente semble la traverser, peut-être même plusieurs marées simultanées s’entremêlant dans le réseau étroit des ruelles de la cité. Des vaches, des chiens errants, des chèvres, des caniveaux à ciel ouvert, des vendeurs ambulants, des rickshaws* hurlants, des mendiants éclopés, des enfants, des pèlerins, des corps brulants et au loin, de l’autre côté du Gange, des dromadaires paisibles sur les berges ensablées faisant face à la ville. Un mélange improbable d’odeurs, de bruits et de couleurs. Varanasi est une expérience sensorielle à part entière. Un voyage dans le temps, avec climatisation et wifi omniprésents.

*rickshaws = tuk-tuk, véhicule motorisé à trois roues.

Varanasi est l’une des 7 villes saintes de l’indouisme. Les fouilles archéologiques révèlent des traces datant de -1800 avant JC, ce qui en fait l’une des citées continuellement habitées les plus anciennes au monde. La ville a subi de très nombreuses invasions, a été pillée et détruite à plusieurs reprises, si bien que la plupart des bâtiments et temples sont relativement récents et datent du XVIIIe siècle. Mais outre les temples dédiés à Shiva, divinité fondatrice de la ville d’après la mythologie indoue, l’objet de toutes les attentions spirituelles est ici le Gange. Le fleuve sacré serpente à travers l’Inde depuis l’Himalaya, et tourne vers le nord juste avant Varanasi. Ce virage ascendant vers le Nord symbolise la montée de l’âme vers le Nirvana, et c’est exactement ce que viennent chercher les dévots dans cette ville.

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Les rives du gange

épicentre de la vie spirituelle à Varanasi

Les Ghats, berges aménagées plongeant dans les eaux du fleuve, sont le centre de la vie spirituelle de Varanasi. Des cérémonies, ablutions et prières y ont sont tenues à toute heure du jour, et des crémations s’y déroulent continuellement. Selon la tradition, la crémation dans ce lieu sacré, suivie de la dispersion des cendres dans les eaux du Gange, brise le cycle des réincarnations et permet d’atteindre le Nirvana. Il s’agit-là du but ultime de toute une vie pour bon nombre d’indouistes. Le tourisme religieux y est donc particulièrement développé. Les croyants se rendent en pèlerinage à Varanasi à tout age de leur vie, et beaucoup d’entre eux investissent des sommes considérables pour y finir leurs jours et s’y faire incinérer.

Le système des castes est issu d’un ancien système qui distribuait les rôles et les métiers au sein de la société indienne. On ne se marie pas hors-caste (règle quelque peu assouplie ces dernières années), on reste dans la caste de façon héréditaire, et on obéit à une hiérarchie ancestrale imposée. Quatre grandes castes évoluent ainsi dans la société indienne. Un cinquième groupe est laissée en dehors de ce système : les Intouchables. Ils remplissent des fonctions ou métiers jugés impurs, et sont victimes de lourdes discriminations. Ils restent pourtant indispensables à bien des égards, en particulier sur les rives du Gange à Varanasi.


Les Doms sont les gardiens de la flamme sacrée depuis 4500 ans, d’après Dom Raja, roi des Doms. Il vit dans un “palais” surplombant le Gange, à la façade bleue criarde surmontée de sculptures de tigres. Une vache sacrée barre l’entrée de la chambre du roi. Il est assis sur un lit, et semble perdu dans ses pensées, ses pensées perdues dans le bétel qu’il chique à longueur de journée. Le bétel et l’alcool comme rideau face à la mort que lui et ses proches côtoient du matin au soir depuis des millénaires.

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Manikarnika GHAT

Près de 200 crémations s’y déroulent chaque jour.

Sa famille fait partie de ces Intouchables, en marge de la société et dont le rôle sur les Ghats de Varanasi est pourtant indispensable. Il prend en charge le corps du défunt, le prépare pour la crémation, et apporte la flamme sacrée qui allumera le bûcher, tout cela en échange d’une rémunération adaptée aux moyens de chacun. Sans les Doms, point de nirvana. Sur le Ghats Manikarnika, près de 200 crémations se déroulent chaque jour, et ce n’est qu’un des nombreux Ghats dédiés à ces cérémonies. Des rumeurs circulent sur la richesse de Dom Raja, il serait propriétaire de plusieurs maisons luxueuses en Inde et de plusieurs voitures de sport… Quand le business rejoint la tradition.


Un autre clan d’Intouchables gère un aspect indispensable à la tenue des rites funéraires. Il s’agit des Yadaws, et ils sont garants de l’approvisionnement en bois. Près de 200kg de buches sont nécessaires pour chaque crémation. Le bois est acheminé vers la ville par train ou directement par le fleuve. Il est ensuite stocké à l’arrière des Ghats, puis disposé sur les rives du Gange à la demande des familles.

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Crematorium moderne…

… et pratiquement inutilisé.

Ces crémations traditionnelles posent de lourds problèmes sur le plan écologique : consommation de bois, émission de particules fines et pollution du fleuve... Une crématorium moderne est installé mais ne fonctionne pratiquement pas : les croyants doutent sur la possibilité d’atteindre le salut en ne suivant pas la tradition à la lettre.


Enfin, à la marge des ces rites de fin de vie, les Dhobis occupent plusieurs Ghats pour y laver le linge, directement dans l'eau du Gange. Ils travaillent dans des conditions particulièrement difficiles, les pieds plantés dans les rives boueuses du fleuve sacré. Ils lavent le linge des habitants de la ville, les draps des hôtels et guesthouses… Malgré leur rôle indispensable, tout comme les Doms et le Yadaws ils restent rejetés à cause de leur condition d'Intouchables. Par ailleurs, ils sont accusés de participer activement à la pollution du fleuve, et leur présence au bord du Gange est interdite. D'autres sites leur ont été réservés au Nord de la ville, mais les Dhobis bravent les interdictions, et continuent à travailler sur ces Ghats qui les accueillent depuis des années.